L’écho des campagnes

L’écho des campagnes 1

Changement climatique et petits pêcheurs

Fatima Majeed, Pakistan Fisherfolk Forum, Ibrahim Haidery, Karachi, Pakistan 

Le changement climatique a eu de profondes conséquences sur nos vies de petits pêcheurs et pêcheuses. Il a perturbé la saison de la pêche, augmenté le niveau de la mer et réduit les ressources en poissons. Le nombre de petits pêcheurs a diminué, car ils ne peuvent plus subvenir à leurs besoins grâce à la pêche. Les femmes, en particulier, sont forcées d’accepter de travailler dans de petites usines afin de gagner un peu d’argent pour se nourrir et nourrir leur famille.  

Dans les familles de petits pêcheurs au Pakistan, la plupart des tâches ménagères sont assurées par les femmes : elles gèrent les dépenses du foyer, l’éducation des enfants, les joies et les peines de la famille. Les petits pêcheurs ne consomment pas le poisson qu’ils attrapent, il s’agit de leur source de revenus. Lorsque les captures sont faibles ou inexistantes, leur situation est pire que celle des travailleurs journaliers. La plupart des petits pêcheurs et de leurs familles n’ont pas accès à trois repas par jour. À chaque fois, presque toute la nourriture sur la table correspond à l’intégralité de ce qu’un pêcheur a pu ramener ce jour-là.  

À travers ses campagnes de sensibilisation, le Pakistan Fisherfolk Forum, membre du World Forum of Fisher Peoples (WFFP) et du Global Network for the Right to Food and Nutrition, revendique la formulation de politiques de pêche durables au niveau de chaque province, afin de pallier aux effets du changement climatique. Ce Forum exige également la suppression de plusieurs centrales au charbon et barrages au Pakistan, et réclame une production d’énergie renouvelable respectueuse du climat et qui corresponde aux besoins des communautés et des individus.  

L’écho des campagnes  2

He Kai kei aku ringa – De la nourriture produite de mes propres mains

Moko Morris, Te Waka Kai Ora Aotearoa, affiliations tribales à Te Ātiawa et Te Aitanga a Mahaki, Aotearoa, Nouvelle-Zélande

Inspiré par La Via Campesina, Te Waka Kai Ora Aotearoa (Autorité biologique nationale maorie d’Aotearoa) a développé un système indigène de certification pour les aliments produits en conformité avec les valeurs traditionnelles maories. Hua Parakore – c’est ainsi que s’appelle ce système de certification – signifie littéralement  » un produit pur » ou « kai atua » – les aliments donnés par les dieux. Hua Parakore fait référence à la profonde connexion que nous entretenons avec la nature et à notre manière de prendre soin de nos territoires, des écosystèmes et de la biodiversité. Nous espérons que bientôt, celui qui traversera notre pays pourra immédiatement apercevoir sur les Marae (maisons de réunion), sur les fermes, sur les écoles, sur les crèches, le logo proclamant notre attachement à une production alimentaire reposant sur des valeurs indigènes, parlant de notre histoire et renforçant la souveraineté alimentaire.

Un nouveau projet de loi déposé devant le Parlement entend mettre en place une unique norme nationale pour les produits biologiques. L’objectif de cette loi est de soutenir le secteur biologique, mais sans tenir aucunement compte de notre système, pourtant bien connu et respecté.

Aucune disposition de la loi ne prévoit d’endosser l’esprit du Te Tiriti o Waitangi (Traité de Waitangi), signé entre la couronne britannique et le peuple maori en 1840, et qui oblige le gouvernement de la Nouvelle-Zélande à respecter et à protéger les droits du peuple maori. Cette obligation englobe la protection des droits à nos taonga (trésors), c’est-à-dire, entre autres, nos territoires, ainsi que les Ngā Hua Māori (produits de la Nature) et les  Kai Atua (aliments donnés par les dieux). 

La loi actuelle renforce donc le projet colonialiste et méconnaît nos droits. Au lieu de reconnaître, de protéger et de promouvoir à Aotearoa/Nouvelle-Zélande les systèmes alimentaires indigènes qui nous ont permis de nous nourrir durant des siècles tout en respectant la nature, le gouvernement soutient un secteur alimentaire biologique guidé par des intérêts commerciaux et qui débouchera sur un paysage de monoculture. Nous demeurons attachés à notre droit à l’alimentation et à notre autodétermination. 

L’écho des campagnes 3

Reconnaissance juridique des systèmes fonciers coutumiers au Mali

Massa Koné, Convergence malienne contre l’accaparement des terres

La loi foncière malienne, dite Code domanial et foncier, reconnaît le principe des droits fonciers coutumiers des communautés, mais ces dispositions ne sont pas mises en œuvre en pratique. Les titres fonciers que les investisseurs maliens et internationaux acquièrent auprès des services de l’État à coups d’abus de pouvoir, de violence, etc., prennent le pas sur les droits fonciers coutumiers des communautés qui vivent sur les terres concernées depuis des décennies. Grâce à des années de mobilisation et de revendication populaires, le gouvernement malien a fini par approuver une nouvelle loi sur les terres agricoles (LFA) en 2017, suivis de deux décrets d’application en 2018. Alors que les cadres juridiques hérités de l’époque coloniale allouaient toutes les terres à l’État, la LFA reconnaît qu’il existe des terres agricoles appartenant aux communautés, ce qui constitue un précédent historique.

La sécurité et la gestion foncières des terres communautaires se trouvent maintenant entre les mains des communautés, à travers les « commissions foncières villageoises », qui sont établies après débats et validation des assemblées villageoises. Ces commissions comportent au moins sept membres désignés, parmi lesquels des femmes, des jeunes et des représentants des différentes activités agricoles présentes dans le village. La terre ne se trouve donc plus entre les mains de quelques hommes, comme les chefs de village, les chefs de terre ou les chefs par lignage, qui en avaient jusqu’alors toute la responsabilité. En outre, les accords sur la gestion des terres et des ressources naturelles locales, qui sont les règles de base à respecter, sont transcrits et déposées collectivement auprès des autorités administratives et juridiques. Les commissions foncières ont trois fonctions principales : (1) gérer tous les problèmes liés au foncier ; (2) prévenir et gérer les conflits ; (3) établir un certificat de propriété des terres qui sera légalisé par les autorités et offrira le même degré de protection juridique qu’un titre de propriété foncière. 

La LFA créé donc un espace pour que les communautés gèrent elles-mêmes leurs ressources selon des droits collectifs et conformément aux règles définies par chaque communauté. Il s’agit d’une manière de protéger les populations rurales contre l’accaparement des terres et la spéculation foncière, et d’offrir la possibilité de développer la pratique de l’agroécologie. La lutte n’est cependant pas terminé. Les mouvements sociaux, les organisations paysannes et certaines organisations de la société civile soutiennent actuellement l’application de la loi, en particulier en accompagnant la création des commissions foncières villageoises en plaçant chaque communauté au centre du processus. En outre, le Code domanial et foncier est actuellement en cours de révision et une mobilisation permanente est nécessaire pour garantir qu’il le soit conformément à la LFA, à une période ou de nombreux acteurs entendent renverser la vapeur face aux avancées permises par la loi.

Encadres

Encadré 1

Vieille histoire, nouvelles menaces : la numérisation de la terre en Indonésie

Dans le monde entier, les technologies numériques sont de plus en plus appliquées à la gouvernance des territoires. Les tenants de la numérisation affirment que cela permettra de renforcer l’efficacité de l’administration foncière et de sécuriser le droit de propriété (voir le bulletin Nyéléni sur la numérisation). Imagerie satellite numérique, drones, bases de données électroniques et technologie de la blockchain sont utilisés pour cartographier, délimiter et enregistrer des terres, pour stocker des données relatives aux parcelles et pour faciliter leur transaction. Ces technologies sont souvent propulsées par de gros projets financés par des donateurs, dont l’objectif principal est de consolider la privatisation et la marchandisation des terres, ainsi que d’attirer les investissements des entreprises.

Le Programme pour l’accélération de la réforme agraire indonésienne (One Map Project), financé par la Banque mondiale, en est un bon exemple. Approuvé en 2018, ce programme de 240 millions de dollars se concentre sur une cartographie exhaustive des terres et des forêts, ainsi que sur le cadastre des terres et la délivrance de titres de propriété individuels. Les données et les cartes sont intégrées à un registre foncier et à un cadastre numérique, appelé e-Land. Selon la Banque mondiale, e-Land fournira des informations sur les droits de propriété, non seulement à destination du public et des agences gouvernementales, mais aussi pour les « banques commerciales, les facilitateurs du marché de l’immobilier et les experts fonciers. » Le projet se trouve donc dans la droite ligne des politiques menées par la Banque mondiale en Indonésie et ailleurs, et qui consistent à soutenir les marchés fonciers et à créer un environnement favorable aux affaires.

Les organisations paysannes, comme Serikat Petania Indonesia (SPI) font remarquer que ce projet ne résout pas le principal problème foncier de l’Indonésie, à savoir l’extrême concentration de la propriété foncière et l’absence de protection des droits coutumiers sur la forêt. Les communautés indigènes et paysannes sont souvent exclues des cartographies numériques officielles. Le SPI et des communautés locales produisent donc leurs propres cartographies à l’aide d’outils numériques, comme des GPS, afin de questionner la cartographie officielle et les revendications des entreprises sur la terre, et d’affirmer leurs droits. Plutôt que de soutenir la réforme agraire, le projet pose donc un nouveau problème aux communautés et aux organisations sociales : la bataille des données numériques.

Encadré 2

Une gestion de forêt communautaire pour favoriser la biodiversité et préserver le climat

La gestion de forêt communautaire est un outil extrêmement efficace pour la préservation des forêts. Les peuples indigènes et autres peuples de la forêt ont recours à la biodiversité ; ils se basent bien souvent sur des connaissances ancestrales et renforcent la biodiversité des forêts où ils vivent. La pratique du peuple des Ngobes, au sud du Costa Rica et dans le nord du Panama, en est un bon exemple : ils tressent des chapeaux et des chaussures de haute qualité avec de nombreuses variétés de fibres de palmiers et de lianes qu’ils récoltent dans la forêt. Une femme ngobe peut identifier des dizaines de plantes de la forêt qui lui serviront à fabriquer des produits tressés. Pour obtenir des paniers durables, les Ngobes utilisent des lianes « cucharilla » ; pour fabriquer rapidement des chapeaux rustiques, ils tressent des lianes « estrella » ; pour des chapeaux plus élaborés, ils collectent les fibres de trois ou quatre palmiers des sous-bois. Nous avons demandé à l’une de ces femmes s’il lui arrivait parfois de se trouver à court de lianes ou de palmes. « Jamais ! » a-t-elle répondu. « Nous récoltons les lianes à la lune décroissante pour qu’elles ne sèchent pas lorsque nous les taillons. Nous ne récoltons que certaines feuilles des palmiers, seulement à la bonne phase lunaire, et pendant la saison des pluies nous accueillons un festival des lianes, auquel toute la communauté participe, avec les jeunes, pour récolter nos lianes dans la forêt. »

Les systèmes agroforestiers du peuple Bribri et d’autres peuples indigènes du Costa Rica sont de véritables jardins, qui comportent une riche diversité de haricots, de citrouilles, différentes variétés de banane plantain et de cacao, du maïs, du riz et de multiples espèces d’arbres qui régulent avec sagesse et précision la lumière éclairant l’ensemble. Il s’agit d’un impressionnant mélange de biodiversité et d’agroforesterie, qui intègre connaissances ancestrales et forêt primaire. Il n’est donc pas surprenant qu’une étude analysant plus de 500 expériences de gestion d’un « héritage commun » parvienne à la conclusion que « la plupart de ces groupes ont fait preuve de capacités essentielles pour améliorer le bien-être de la communauté et obtenir des résultats bénéfiques, non seulement en termes économiques, mais aussi en matière d’amélioration des ressources, comme les bassins, les forêts et pour la gestion des nuisibles. »

Pour davantage d’informations : Baltondao J. Y. Rojas I. 2008. Los Ngobes y el Bosque (Les Ngobes et la forêt). Asociación de Comunidades Ecologistas La Ceiba- Amigos de la Tierra.CR. 64 pp. www.coecoceiba.org (en espagnol uniquement)
Pretty J., 2003. Social Capital and the Collective Management of Resources (Capital social et gestion collective des ressources), Sciencie #302, Dic 2003, 1912-1913 (en anglais uniquement)

Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe 1

De la réforme agraire aux droits des peuples sur les territoires : un bref historique des luttes populaires pour les ressources naturelles

La lutte pour la terre a été un pilier du mouvement pour la souveraineté alimentaire depuis ses débuts dans les années 1990. A cette époque, dans les différentes régions du monde, les organisations paysannes et les paysans sans terre se mobilisaient contre l’extrême concentration des terres et les grandes exploitations agricoles (appelées parfois latifundios) héritées souvent de l’époque coloniales [Dans plusieurs pays, les luttes sociales de la deuxième moitié du 20 ème siècle ont englobé cette organisation contre la concentration des terres et les revendications pour une redistribution des terres. Plusieurs mouvements révolutionnaires en Asie par exemple, même après la décolonisation, se centraient sur la terre.]. En 1999, La Via Campesina a lancé une campagne mondiale pour la Réforme Agraire (GCAR) afin d’impulser des politiques de distribution des terres basées sur les droits humains et s’opposer aux approches qui soutiennent que les marchés sont le meilleur moyen d’attribuer les terres aux usager les plus « efficients » et les plus rentables. Les revendications des mouvements paysans pour une reforme agraire globale ont été soutenues internationalement et se sont concrétisées dans la déclaration finale de la Conférence Internationale sur la Réforme Agraire et le Développement Rural (ICCARD pour su abréviation en anglais) en 2006.

A la fin des années 2000, deux faits importants ont changé le contexte des luttes pour la terre. Premièrement, le mouvement pour la souveraineté alimentaire s’est réuni lors du Forum Mondial pour la Souveraineté Alimentaire à Sélingué( Mali). Différents groupes de petits producteurs alimentaires comme des peuples autochtones, des éleveurs, des pêcheurs artisanaux, ont participé à cette rencontre historique. Ces organisations avaient des histoires et des préoccupations différentes de certaines organisations paysannes et ne centraient pas nécessairement leurs revendications sur une réforme agraire. La notion de « territoires » a alors émergé des débats comme une notion plus holistique englobant à la fois la relation étroite et multiple que les différentes communautés ont avec leur environnement naturel et incluant les terres agricoles, l’eau, la pêche, les parcours et les forêts.

Deuxièmement, les prix alimentaires et les crises financières qui ont débuté en 2008 ont provoqué une nouvelle vague d’accaparement de la terre, qui visait aussi des régions qui, jusque là, n’avaient pas connu de tels niveaux de concentration des terres (par exemple en Afrique de l’Ouest). Cette nouvelle ruée vers la terre a suscité une résistance farouche des communautés et des organisations de petits producteurs alimentaires pour défendre leurs territoires y compris leurs régimes fonciers collectifs et coutumiers.

En 2011, des organisations de par le monde se sont rassemblées à Sélingué pour une Conférence Paysanne Internationale pour Stopper l’Accaparement des Terres. Ceci a marqué un moment important dans la constitution d’un mouvement mondial contre l’accaparement des terres construit sur les revendications d’une réforme agraire mais qui reconnaît aussi davantage les revendications des mouvements et des groupes qui ne se reconnaissaient pas vraiment dans le langage de la réforme agraire. En 2016, les mouvements sociaux et leurs alliés se sont réunis pour une Conférence Internationale sur la Réforme Agraire à Marabá, Brésil au cours de laquelle ils ont adopté le concept de Réforme Agraire Populaire, initié par La Via Campesina Brésil et qui intègre les revendications de distribution de terres dans des politiques plus globales pour transformer l’économie et la société y incluant spécifiquement les travailleurs urbains.

L’accaparement mondial des terres a remis le sujet au top de l’agenda international. Cela a notamment encouragé la FAO (Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture des Nations Unies) à élaborer un document de référence international sur la gouvernance des ressources naturelles. Les organisations de petits producteurs alimentaires rassemblés au sein du Comité de Planning International pour la Souveraineté Alimentaire (CIP) ont mené la participation de la société civile dans les négociations qui eurent lieu au Comité pour la Sécurité Alimentaire Mondiale (CFS). Les Lignes directrices pour une Gouvernance Responsable des Terres, des Pêches et des Forêts (Directives foncières) ont été adoptées en 2012. S’appuyant sur ICARRD, elles clarifient les obligations des états à respecter, protéger et garantir tous droits fonciers légitimes -qu’ils soient reconnus légalement ou pas – en accordant la priorité aux groupes les plus marginaux. Elles comprennent des mesures pour la protection des systèmes fonciers coutumiers de même que pour la restitution et la redistribution [Pour les Directives Foncières: Le Groupe de Travail CIP Terre et Territoire a développé un Manuel pour aider les organisations de base à utiliser cet instrument international]. Les Directives foncières ont été complétées en 2014 par des Directives pour sécuriser la pêche durable à petite échelle, qui mettent aussi l’accent sur la dimension collective des droits de plusieurs communautés.

Ces directives internationales ont donné l’occasion aux organisations sociales d’avancer dans leurs luttes aux niveaux local, national et régional.
Elles ont mené à des avancées importantes dans plusieurs pays et ont contribué à une reconnaissance internationale explicite du droit humain à la terre pour les populations rurales. Ceci a été finalisé avec l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Paysans et des travailleurs en zones rurales en 2018 [Voir en particulier les articles 5 et 17] qui complète la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones et la Convention n° 169 de l’Organisation Internationale du Travail. Cependant les Directives Foncières ont aussi été adoptées par des acteurs qui considèrent tout d’abord la terre et les ressources naturelles connexes comme un actif économique et financier mondialisé. Dans un tel cadre, « garantir les droits fonciers » ou« la sécurité d’occupation » signifie en clair donner des droits de propriété exclusifs, habituellement sous forme de titres fonciers individuels. La Coalition Internationale pour la Terre (ILC, pour su abréviation en anglais) est une des manifestations les plus emblématiques de cette approche, qui considère comme nécessaires les projets d’investissements liés à la terre tout en reconnaissant qu’il faut limiter les effets négatifs sur les populations locales. C’est dans un tel cadre que la terre a été intégrée dans l’Agenda 2030 pour un Développement Durable et dans les Objectifs de Développement Durable (SDGs pour su abréviation en anglais).

Sous les feux de la rampe 2

Terre et territoires au jour d’aujourd’hui : nouveaux défis et luttes plus larges

Au même moment où la terre et les ressources naturelles ont été mises à l’agenda mondial comme questions cruciales, la dépossession des communautés et des populations a atteint de nouveaux sommets. Aujourd’hui, les mouvements sociaux de lutte pour des territoires doivent faire face à un contexte nouveau marqué par un certain nombre de développements :

Financiarisation : La crise financière qui a démarré en 2008/09 a mis en évidence le pouvoir énorme du capital financier et ce qu’il entraine comme dépossession et destruction des moyens de subsistance pour les communautés de par le monde. Les offres foncières et d’autres types de projets « d’investissement » (agriculture extensive, infrastructure, etc.) sont gérés via des sites d’investissement opaque, des paradis fiscaux et des centres offshore. De nouveaux instruments financiers comme les dérivatifs facilitent de nouvelles formes d’enrichissement et de spéculation par les entreprises et les acteurs financiers [[Pour plus d’information (en anglais)]. Alors que la financiarisation a entrainé des nouveaux niveaux de contrôle sur les territoires des peuples, concentrés dans les mains de quelques acteurs puissants – par exemple, l’entreprise d’agrobusiness Olam basée à Singapour qui possède et gère plus de 3 millions d’hectares de terres et de forêts de par le monde -, cela met en défi les revendications traditionnelles pour une réforme agraire, comme l’appel pour la distribution des terres non utilisées.
Ceci est du au fait que la valeur de la terre comme actif financier est détaché de son usage et la terre qui n’est pas cultivée est utilisée d’une autre manière pour générer des retours financiers. Ceci vaut aussi pour les forêts et les océans qui ont été transformés en actifs dans différents scénarios pour atténuer les changements climatiques et ce, sous l’appellation d’économie « verte » ou « bleue ».
La financiarisation implique que le contrôle effectif sur la terre et les autres ressources naturelles passe de plus en plus aux mains d’acteurs financiers qui ne sont pas nécessairement visibles pour les communautés et les populations concernées. Ceci inclut les fonds de pension, les fonds d’investissement, les banques, les compagnies d’assurances et les sociétés de gestion d’actifs comme BlackRock, la plus grande société financière au monde. Les luttes pour la terre et les territoires impliquent donc aussi de questionner la justice financière et de lutter contre l’évasion fiscale, pour la fermeture des paradis fiscaux et pour en finir avec les flux financiers illicites.

Numérisation : les technologies numériques joue un rôle crucial pour transformer la terre, les pêches et les forêts en actifs mondialisés et constitue donc un élément clé de la financiarisation. La numérisation est encouragée par les gouvernements, les institutions internationales et le monde des entreprises comme une nouvelle « solution miracle » qui rendrait plus efficiente la gouvernance des ressources naturelles et assurerait la sécurité foncière pour les communautés. Alors que le mouvement pour la souveraineté alimentaire et les organisations de petits producteurs alimentaires doivent encore discuter jusqu’à quel point les technologies numériques peuvent être utilisées d’une manière émancipatrice, il est clair que l’agenda de numérisation conduit par les entreprises perpétue des inégalités structurelles et des déséquilibres de pouvoir [Pour plus d’information, voir svp la Nyéléni Newsletter n° 37 sur « La numérisation du système alimentaire »].

Montée de l’autoritarisme et crise de la démocratie : les mouvements sociaux et les luttes des peuples autochtones sont de plus en plus coincés entre des régimes autoritaires, racistes ou chauvinistes qui cherchent d’un côté, à récupérer les revendications de terre pour leurs propres objectifs et de l’autre, des mains-mises d’entreprises sur des espaces de gouvernance. Ces développements ont entraîné un niveau alarmant de détérioration des droits humains et de la démocratie au niveau national et international. En conséquence, les fondamentaux servant de cadre aux revendications et aux campagnes ont changé. Au niveau international, la montée en puissance des entreprises, l’incapacité des institutions des Nations Unies de fournir des conseils utiles et crédibles en temps de crises ainsi que la montée d’un autoritarisme de droite ont entrainé une crise profonde du système multilatéral des Nations Unies, ce qui a de lourdes conséquences pour la mise en œuvre des réalisations citées plus haut [Un exemple en est le Sommet sur les Systèmes Alimentaires planifié pour 2021 et dont le processus conduit par les entreprises, a été dénoncé par 500 organisation de par le monde].

Convergence des luttes agraires et écologiques : la crise écologique profonde du monde actuel et qui se manifeste encore plus fortement dans le réchauffement climatique causé par les humains et dans les pertes dramatiques de la biodiversité, a des implications fortes sur la souveraineté alimentaire. Les mouvements agraires et les luttes pour la terre et les territoires doivent intégrer ces questions d’une manière globale. Une preuve de la pertinence des questions écologiques se trouve dans le fait que les discussions concernant la terre se sont déplacées des espaces traditionnels de gouvernance de terre pour être abordées de plus en plus dans d’autres forums comme ceux en lien avec le changement climatique, la biodiversité, la dégradation des terres et des sols etc. [Ceci s’est passé en même temps que la FAO a abandonné largement son rôle de leader sur les questions agraires et n’offre pas de stratégie claire pour la mise en œuvre des Directives Foncières en ligne avec l’UNDROP. Ceci a ouvert la porte à ce que d’autres acteurs occupent ce rôle leader comme par exemple la Banque Mondiale et des plateformes de parties prenantes comme l’ILC.] Même si les organisations de petits producteurs alimentaires ont réussi en partie à mettre sur le tapis dans certaines discussions, les Directives Foncières, les Directives SSF et UNDROP, le cadre de ces questions concernant la terre reste très étroit. Certains groupes de la société civile qui ont été actifs sur les plateformes pour le climat et la biodiversité, par exemple, mettent l’accent sur des revendications spécifiques et limitées comme des garanties pour protéger les droits des peuples autochtones ou la formalisation de droits à la terre des communautés. Les organisations de petits producteurs alimentaires luttant pour la souveraineté alimentaire ne sont pas bien représentées (encore) dans ces forums qui sont dominés par des ONG spécialisées et leur « expertise ». Les organisations de petits producteurs alimentaires du CIP se battent actuellement pour une plus grande reconnaissance du rôle des populations rurales comme gardiens des écosystèmes ; ce qui implique qu’elles aient un contrôle effectif sur leurs territoires.

Focus sur le modèle de production : Actuellement, les débats les plus vifs autour de l’alimentation porte sur la nécessaire transformation des systèmes alimentaires et l’agro écologie. A la lumière d’une profonde crise de légitimité du modèle agroindustriel, insoutenable de manière trop évidente, les mouvements sociaux et CSO ont atteint d’importants résultats, spécialement dans le CFS [Le CFS est engagé actuellement dans deux importants processus 1/ la négociation sur des Directives Volontaires pour les Systèmes alimentaires et la Nutrition ; et 2/ le développement de recommandations politiques sur l’Agroécologie et d’autres approches innovantes.] et FAO [Selon deux conférences internationales de la FAO et une série de symposiums régionaux, le Conseil de la FAO (l’organe exécutif de la FAO) a formellement adopté Dix Eléments de l’Agroécologie en Décembre 2019]. La terre et les territoires sont au centre des débats mais ils sont rarement discutés dans ce contexte. De plus, malgré la crise de légitimité de l’agri business, il y a peu de réel changement jusqu’ici. L’agri business a mis en avant l’agriculture climato-intelligente et l’usage de nouvelles technologies (biologique et numérique) comme fausses solutions supposées leur conserver le pouvoir. La pandémie du COVID et les limitations que cela a entrainées pour les mouvements sociaux et les organisations des peuples autochtones en termes de mobilisation, a été utilisée par l’agri business pour étendre son pouvoir dans beaucoup de pays [Parmi les exemples les plus frappants, l’entrée des OGM en Equateur et en Bolivie et la déforestation toujours croissante au Brésil.] et dans le discours dominant internationalement.

La pandémie COVID-19 et les réponses : Bien que la crise causée par la pandémie et les réponses des gouvernements ont mis en évidence les profondes inégalités de nos sociétés et la crise profonde du système alimentaire industriel, les débats et les mesures prises se sont concentrées sur les aspects santé. Malgré le large constat que les activités d’extraction, agri business inclut, sont responsables de la destruction des écosystèmes et que cela entraîne l’émergence de nouveaux agents pathogènes, les réponses internationales et nationales visent le maintien des grandes entreprises et des chaînes de valeur mondiales. Tandis que certaines organisations paysannes faisaient le lien avec la concentration des terres, et évoquaient les reformes redistributives en tant que réponse partielle à la crise, à la récession économique et à l’augmentation des inégalités qui vont suivre [Voir par exemple  » MST’ Plan d Urgence pour la Réforme Agraire Populaire » (en espagnol)], aucune proposition globale n’a été faite encore par le mouvement pour la souveraineté alimentaire sur comment intégrer la terre et les territoires dans l’ordre post-pandémie.

En ce temps de perturbations et de changements majeurs, il est important de raviver et (au moins partiellement) de recentrer les luttes pour la terre et les territoires dans ce nouveau contexte. Cela demandera de s’appuyer sur les « anciennes » stratégies en attendant de trouver de nouvelles voies adaptées aux circonstances actuelles. Ces dernières années, des convergences des luttes émergent : que ce soit pour la souveraineté alimentaire, les droits des femmes ou encore pour la justice environnementale, sociale et financière. Les mouvements et les revendications se connectent de manière nouvelle et pourraient mener à de nouvelles stratégies de pouvoir pour arriver à un changement systémique. Dans plusieurs pays, « l’urgence » COVID a boosté la solidarité et l’organisation locale, en combinant l’aide directe et les actions de soutien avec des revendications politiques pour un réel changement.

Le moment actuel offre l’opportunité d’une profonde réflexion collective orientée vers l’action parce qu’il a démontré plus que jamais les énormes injustices et inégalités du système alimentaire et du système économique. C’est aussi un moment qui permet de reconfigurer les relations de pouvoir qui vont déterminer jusqu’où les mouvements sociaux et la mobilisation des citoyens vont pouvoir faire avancer l’agenda de la souveraineté alimentaire.

Bulletin n° 41 – Éditorial

Au-delà de la terre – Territoire et souveraineté alimentaire

Illustration de Luisa Rivera / www.luisarivera.cl

La terre a toujours été un bien très contesté. Le contrôle des terres et des ressources liées reflète les relations de pouvoir d’une région, d’un pays et constitue un indicateur des injustices sociales existantes. En même temps, ces ressources sont centrales dans la question des droits, des moyens d’existence et de l’identité de petits producteurs alimentaires. Depuis le début, elles ont été au cœur du mouvement pour la souveraineté alimentaire.

Ce numéro de la Nyéléni Newsletter est la seconde édition de cette année consacrée au thème de la terre. D’un point de vue historique, nous examinons l’évolution des luttes liées à la terre dans les dernières décades en commençant par les demandes pour une réforme agraire et aller vers un cadre plus global qui affirme les relations multiples et étroites que les gens et les communautés ont avec leurs territoires.

Malgré les défis persistants dans les luttes des peuples pour la terre, ce numéro célèbre des victoires importantes et démontre l’ingéniosité des communautés de par le monde pour affirmer leurs droits et gérer leurs territoires.
Les organisations sociales trouvent des moyens d’intégrer dans leurs luttes les questions émergentes telles que les défis du changement climatique et des technologies numériques. A la lumière de la numérisation agressive, la financiarisation et l’autoritarisme et au vu du chevauchement croissant des questions agraires et écologiques, nous soulignons la nécessité pour ces mouvements de relancer et recentrer leurs stratégies.

FIAN International